Je vais démarrer cet article par une confession : je m’y connais beaucoup mieux en jeux vidéos qu’en flipper. Je passe plus du temps sur mon PC ou ma console que sur un pinball. Pour autant, je pense sincèrement que le plaisir d’une vraie machine, d’une bille en métal rebondissant sur des bumpers qui claquent en rafale, ne pourra jamais être complètement émulé sur un écran.
Ceci étant posé, il est possible d’imaginer le meilleur des deux mondes sans qu’on soit qualifié d’hérétique : coupler ce que la mécanique apporte de fun et de sensations aux possibilités du numérique et du réseau. Prenons-nous à rêver, car tout cela est techniquement à la portée du constructeur qui le voudra. Rien de ce qui va être évoqué plus bas ne relève de la science-fiction mais uniquement de la volonté des constructeurs.
Sommaire
- 1 Ce que le jeu vidéo a déjà testé avec succès
- 2 Le roguelite : l’avenir du flipper ?
- 3 L’étape suivante : le crossplatform
- 4 Ton score en slip sur internet
- 5 Des compétitions de flipper à gogo
- 6 Le flipper : une mécanique de précision
- 7 Muscle ta re-jouabilité, Robert !
- 8 Une scorecard à la carte
- 9 Nous n’avons pas les mêmes valeurs, pinhead
- 10 Deeproot, par qui le futur arrive
- 11 Mais que font les autres constructeurs ?
- 12 Mais pourquoi tant de haine contre le digital ?
- 13 Objection, Gary et compagnie !
- 14 OK, boomers
- 15 Pourquoi robotiser la poule aux œufs d’or ?
- 16 D’où viendra le vent frais du web ?
Ce que le jeu vidéo a déjà testé avec succès
Démarrons par un inventaire des technologies matures que l’industrie a déjà éprouvé.
Tout d’abord, jouer à plusieurs et à distance s’est démocratisé avec l’essor des connexions Internet au domicile (fin des années 1990 en France). Les technologies sont désormais rôdées, et il est possible de simuler un affrontement à l’arme à feu entre plusieurs dizaines d’adversaires sans aucun problème de lag (latence entre l’action d’un joueur et son image sur les écrans des participants). Cela vous paraît peut-être quelque chose d’acquis, mais pour que l’immersion fonctionne on se parle de diffusions d’information à travers la planète en moins de 50 millisecondes.
Dans ce contexte, l’e-sport est devenu populaire. Les compétitions sur League of Legends, Fortnite ou l’increvable Counter Strike rassemblent des milliers de spectateurs dans des salles et des millions via Twitch. Tout le monde peut tenter sa chance, les premières étapes de sélection se passent en ligne et ont lieu toute l’année. Les champions deviennent des vedettes, des équipes professionnelles se sont formées depuis plusieurs décennies. Avec un peu de skill, n’importe qui peut se mesurer aux meilleurs.
Côté mécanique de jeu, la progression du personnage que l’on incarne forme le cœur des jeux de rôle (virtuels ou non, d’ailleurs). D’un lancement de partie à un autre, notre avatar s’étoffe, gagne en puissance, en compétence, acquiert de nouveaux objets, et bien sûr progresse dans l’aventure. La somme de nos choix produit un personnage unique, et donc une expérience différente d’un autre joueur. Il s’agit d’un des moteurs de l’attachement que l’on peut ressentir pour un jeu. Il contient en effet une partie de nous.
Le roguelite : l’avenir du flipper ?
D’ailleurs, une catégorie de jeux collerait particulièrement avec l’esprit du flip’ : les roguelites (prononcer « ouoguelaïtse ») vous font traverser des niveaux de plus en plus difficiles jusqu’à votre mort. Celle-ci survient beaucoup plus souvent que votre réussite. Régulièrement, votre avatar se renforce avec de nouvelles armes ou aptitudes. Darkest Dungeon, Faster Than Light, Rogue Legacy font partie des plus connus.
Lorsque l’on y meurt, le jeu reprend à zéro, au premier niveau. Sauf que le personnage n’est plus tout à fait le même. Il a conservé une part de ses compétences ou de son équipement, ce qui rend la partie plus facile et permet d’aller un peu plus loin, voire d’atteindre certains lieux auparavant inaccessibles au sein des niveaux déjà visités.
Il s’ensuit une série de « Die and Retry » plus enthousiasmante que frustrante car nous nous savons mieux armé(e)s à chaque itération.
L’étape suivante : le crossplatform
Pour finir, et avant que je ne vous perde à parler de jeux vidéos alors que je vous ai promis du flipper en intro, les loisirs vidéoludiques ont inventé le cross-platform. Pour le coup, je ne dirais pas qu’il a atteint sa maturité. Le premier usage est de faire jouer ensemble (ou les uns contre les autres) des joueurs sur des machines différentes (PC et console le plus souvent). Quand il s’agit de First Person Shooters (FPS), l’initiative se termine généralement par un tollé. Les joueurs PC sont généralement plus précis à la souris que leurs collègues sur console. Le sachant, les développeurs essaient de compenser avec de l’assistance à la visée pour les consoleux. Et les PCistes de râler que les joueurs playstation ou Xbox sont trop avantagés. Bref, laissons les gamers finaliser leur techno avant d’imaginer des compétitions entre Pincab et vrais flippers.
Le crossplatform permet aussi de prolonger une expérience : vous jouez sur console, et vous retrouvez des éléments de gameplay sur votre mobile. La saga Assassin’s Creed l’a testé, en permettant de gagner des bonus en jeu si vous avez joué auparavant à la version mobile. Nintendo a changé le paradigme avec la Switch, en faisant de la console de salon un appareil nomade. Ce n’est plus le jeu qui démultiplie ses usages mais le hardware. Ils sont forts, chez Nintendo.
Ton score en slip sur internet
Pour revenir à ce que le numérique au sens large pourrait apporter au flipper, la première fonctionnalité évidente concerne les scores. Le pinball est compétitif par essence, puisqu’atteindre le plus haut score et inscrire ses initiales dans le « Hall of Fame » forment l’objectif principal. Et ça fonctionne, nous éprouvons un réel plaisir quand notre partie se solde par un high score.
Ce serait bien de pouvoir partager ses scores avec tous les possesseurs de la même machine, non ? Avec des classements intermédiaires selon les modes de jeux, la zone géographique etc… Et sans module complémentaire à la Spike 2 Scorbitron s’il vous plaît. Pour démocratiser une fonctionnalité, il faut la rendre simple d’installation et d’utilisation. Si les casual gamers partagent leurs scores sur Candy Crush sans même s’en rendre compte, ne devrions y arriver sur nos machines neuves à 10 000 euros.
Des compétitions de flipper à gogo
Quand un éditeur de jeux vidéos veut rendre son jeu attractif pour la compétition, il embarque dans le code de son logiciel ce qu’il faut pour faciliter la vie des organisateurs et des participants : ladders (classements), ligues, compatibilité avec le streaming etc…
Côté flip’, une fois que nos scores sont publiés en ligne, le plus dur est fait. La compétition « à la maison » ou chez des exploitants devient possible et s’adapte à un loisir occasionnel. Quand on voit les efforts que doivent déployer les organisateurs de Pinclash pour assurer un tournoi équitable à distance, on imagine que lever ces barrières techniques démultiplierait les compétitions.
D’ailleurs, l’effort technique pour émettre des données depuis le flipper vers un serveur distant semble raisonnable : la plupart des nouveaux modèles sont déjà connectés pour mettre à jour le code. Émettre plutôt que recevoir relève de l’anecdotique en termes de coût et de software.
Le flipper : une mécanique de précision
Nos machines préférées restent des assemblages mécaniques. Les pièces sont si nombreuses qu’aucun flipper n’offre strictement les mêmes sensations qu’un autre. Nous pourrions donc objecter que la compétition à haut niveau relève de l’impossible si les adversaires ne jouent pas sur la même machine, lors du même événement.
Comme nous sommes des dingos, osons quelques comparaisons : les pilotes de Formule 1 s’affrontent sur des engins de constructeurs différents. Les cyclistes pédalent sur des vélos différents. Les nageurs nagent avec des maillots de bain différents. Dans tous ces cas, les perdants s’offusquent, et parfois portent plainte, que les gagnant ont bénéficié d’avantages iniques liés à leur matériel. Et ils continueront à s’offusquer.
Dans tous ces cas, la Fédération en charge de l’organisation des compétitions édicte et fait évoluer les règles qui définissent ce qui est autorisé ou non. Faisons pareil ! Et c’est d’ailleurs le sens des consignes qu’avait données les organisateurs de Pinclash autour des réglages machine.
Muscle ta re-jouabilité, Robert !
Jusqu’aux années 1990, les pinballs se trouvaient dans les bars. Désormais, ils trônent chez les particuliers. Cette révolution a amené les constructeurs à complexifier le code des machines.
En effet, une score card légère est un atout pour délester de 2 euros un joueur de café. Des règles simples s’adoptent vite et produisent un plaisir immédiat. En revanche, à domicile, l’acquéreur passe des dizaines d’heures sur sa bécane. Un accès trop facile aux wizards mods limite l’envie de rejouer. Donc les flippers s’étoffent, empilent les règles pour allonger « la durée de vie ».
Personnellement, je continue à m’éreinter sur Monster Bash parce que je n’ai toujours pas réussi à activer le Wizard Mode Monsters of Rock. Je le sens néanmoins à ma portée ! Trouver l’équilibre entre profondeur et accessibilité est une compétence recherchée chez les concepteurs de jeux (jeux de société, jeux vidéos, flippers).
Une scorecard à la carte
Pour trouver ce dosage parfait, il y a peut-être mieux à imaginer qu’un code pléthorique mis dans les mains d’un débutant. Pourquoi ne pas débloquer les modes les plus complexes à mesure que l’on progresse, au fil des parties ? N’importe qui peut maîtriser n’importe quel flipper du moment que l’apprentissage est progressif et guidé. Livrer les mécaniques à mesure que le joueur s’exerce fait partie des bonnes pratiques pour démocratiser un jeu complexe.
Allons un cran plus loin, et récompensons les « hauts faits ». Un combo particulièrement difficile à exécuter, un gros score lors d’un multiball, une série de partie sans bille sauvée pourrait donner accès à des « skins » : un jeu de couleurs original, une autre voix, un autre personnage jouable sur le Tortues Ninjas de Stern… Bref, rien qui change fondamentalement les bases du gameplay, juste un petit cadeau pour marquer le coup. Idéalement, ces features seraient annoncées à l’avance. Ainsi, nous pourrions varier l’objectif, nous détourner quelques instants du sacro-saint high score.
Nous n’avons pas les mêmes valeurs, pinhead
Pour que chacun évolue à son rythme, des comptes spécifiques à chaque joueur s’avèreraient utiles, comme sur les consoles de salon par exemple. Ces profils, également utiles pour diffuser les scores en ligne, autoriseraient à conserver certaines préférences comme le volume sonore, le skillshot si celui-ci est paramétrable, la sensibilité du tilt, les couleurs des leds…
A titre d’illustration, le stroboscope du Ghostbusters me fait saigner des yeux et me fait foirer mes multiballs. Lazarus, qui s’est ruiné la santé depuis belle lurette, ne ressent plus rien : « hein quoi ? Oui, je perçois un léger clignotement ». C’est dommage que nous ne puissions pas nous affronter dans les conditions préférées de chacun. De dépit, je maudis son flip’ en toute mauvaise foi.
Deeproot, par qui le futur arrive
Le prochain Retro Atomic Zombie Adventureland de Deeproot Pinball touche du doigt cette rencontre entre le mécanique et le digital. Sa lockbar, intégrant un écran tactile connecté, annonce probablement un des futurs de notre loisir préféré.
Je précise « un des futurs » car, quand une innovation prend le dessus, son opposée ne tarde pas à pointer le bout de son nez. Donc il est à parier que si le gros des machines se numérise, un petit malin proposera des pinballs à l’ancienne, uniquement mécaniques, sans aucun logiciel embarqué. Et on peut aimer les deux, si si, pas besoin de toujours se positionner pour ou contre.
Revenons à RAZA et sa lockbar. Celle-ci permet de sélectionner des profils en début de partie. Ils sont créés depuis une application mobile, que l’on synchronise avec le flipper grâce à un QR code. Chacun récupère ainsi son historique de score, quelle que soit la machine.
Mais Deeproot semble également tenté par le côté obscur de la force. La rumeur, fondée sur des mentions légales depuis retirées d’un site connexe, évoque un système d’abonnement à 50$ par mois pour accéder notamment à du contenu exclusif en jeu. Hé Deeproot, on a dit de s’inspirer des bonnes pratiques du jeu vidéo, pas des mauvaises !
Mais que font les autres constructeurs ?
Ben pas grand chose, ou si peu. La seule pratique désormais généralisée concerne la mise à jour du code à distance. Nos infos ne nous laissent pas entrevoir des machines Stern, JJP ou Chicago Gaming taillées pour le e-Sport, ni même un misérable petit classement en ligne.
Ce qui se fait en matière de digitalisation vient de la communauté, des joueurs eux-mêmes ou des accessoiristes et semi-professionnels qui gravitent autour des constructeurs. Nous pouvons citer Surrogate (testé fin 2020 lors d’un Live de RB Flip) qui propose de prendre le contrôle d’un flipper à distance via son navigateur web. Cette idée originale se heurte malheureusement à une installation peu aisée pour le possesseur de la machine et au satané lag évoqué en début d’article.
Mais pourquoi tant de haine contre le digital ?
N’exagérons rien, il ne s’agit pas de haine mais probablement de réticences. Tout d’abord Gary Stern et ses designers les plus connus ont construit leur renommée à l’époque des flippers en exploitation dans les bars.
En ce temps-là, les machines devaient surtout être robustes, résilientes, stables. L’ouverture au joyeux bordel de l’Internet représente une menace, un aléa. Un objet connecté à rien restera toujours mieux protégé qu’un objet connecté à quelque chose. Vivent les lapalissades.
Objection, Gary et compagnie !
Néanmoins, si on y réfléchit à deux fois, l’argument ne tient pas. A partir du moment où les flippers sont mis à jour à distance, ils sont ouverts, et les risques de piratage malveillant existent. Des fonctionnalités complémentaires en ligne augmentent certes un peu plus le risque, mais le ver est déjà dans le fruit rien qu’avec les updates.
Par ailleurs, la communauté « pirate » déjà les pinballs. Des codes modifiés circulent depuis longtemps, pas dans le but de nuire, mais dans l’esprit de bidouillage qui caractérise les pinheads. Pour bien faire les choses, et contenter tout le monde, il faudrait que les constructeurs mettent à disposition des Software Development Kits. Ces SDK sont des guides pour modifier un logiciel dans un cadre maîtrisé par l’éditeur.
De plus, les éditeurs pourraient héberger une place de marché avec des mods approuvés par eux au préalable. Comme sur la plateforme Steam sur PC avec le Steam workshop. Les geeks pourraient ainsi améliorer le produit initial, l’ayant-droit conserver une validation sur les variations de son code, et le propriétaire choisir des extensions dans un environnement rassurant.
OK, boomers
Mais alors, où est le malaise ? Nous ne pouvons que conjecturer, nous vous livrons quelques pistes.
Tout d’abord le digital ne fait pas partie de l’ADN des constructeurs. Ce petit monde vient du même moule du Midwest américain. JJP, Stern et Chicago Gaming ont été créées à Chicago et sont toujours gérées par la génération qui a fait ses armes dans les années 1980 et 1990.
Les opportunités qu’offre le numérique leur sont probablement moins évidentes qu’aux générations suivantes. Basées en Californie, les mêmes boîtes auraient peut-être déjà franchi le cap, qui sait ?
A titre d’illustration, Paris Pinball Addict nous racontait avoir rencontré l’équipe Stern au Consumer Electronic Show (la grand-messe de l’innovation techno à Las Vegas) il y a quelques années. De son point de vue, le staff ne se sentait clairement pas à sa place. A tort !
Pourquoi robotiser la poule aux œufs d’or ?
« Aux œufs d’or »… J’aime bien les vieilles expressions, mais j’avoue que celle-ci n’est pas très à-propos. Aucune boîte, même Stern, n’est réellement riche sur ce marché. Alors pourquoi dépenser plus si les machines se vendent ?
En effet, digitaliser une activité nécessite des investissements de départ qui s’amortissent sur plusieurs années. Si vous n’êtes pas convaincus de sa nécessité business, mieux vaut y aller à petit pas. Commencer par se familiariser avec la gestion des mises à jour à distance, céder ses droits à des digital natives comme Farsight Studios pour qu’ils réalisent Stern pinball arcade…
Par ailleurs, une fois commencé, il est commercialement difficile de s’arrêter. Imaginez que la lockbar du RAZA ne soit plus connectée dans quelques années, que nous ne puissions plus créer de compte… Les boules !
D’où viendra le vent frais du web ?
Changer une culture d’entreprise représente un des défis les plus ardus, surtout quand les dirigeants en place en sont à l’origine. Il ne faut pas s’étonner que les initiatives les plus ambitieuses proviennent d’un outsider comme deeproot pinball. Son fondateur, Robert J. Mueller, ne fait pas partie du sérail.
Si le RAZA fait un carton, suivi d’autres blockbusters, nul doute que les autres acteurs réagiront. Mais, comme à chaque rupture technologique, certains resteront sur le carreau, d’autres se réinventeront, les derniers resteront dans la course mais dans une niche. En tant que joueurs avides de nouveautés, nous souhaitons beaucoup de succès à deeproot et une révélation vidéoludique à Stern, JJP et Chicago Gaming !